Dépêche-toi, parution février 2008, chez Fayard.
Avant de quitter Tristan, Hélène a cette pensée : « Moi j'ai besoin d'espace, lui c'est le temps qui le travaille. Nos axes se croisent en fait. »
Le temps tyrannique de Tristan, le mouvement perpétuel d'Hélène sont les axes de l'écriture du livre, qui s'enchevêtre autour de l'obsession temporelle de Tristan,
autour de la vie errante et fragmentée d'Hélène.
Tristan, la quarantaine, cadre spécialisé dans les commémorations, se consacre, de cérémonie en cérémonie, à « sa lutte pathétique contre le temps ».
Obsession des urgences, des projets, d'un futur chimérique ; célébration du passé collectif et invasion irrésistible du passé intime, c'est-à-dire de la mort :
il a une conscience maladive du temps qui l'empêche de vivre. Il laisse filer la vie, la vie légère et insaisissable qu'incarne pour lui Hélène.
Hélène est la vie qui s'en va, qui rajeunit toujours, qui échappe aux repères, qui s'évade d'elle-même. Ancienne routarde, fille d'une danseuse disparue, agent
immobilier en rupture radicale, à trente-huit ans, elle part sur les routes avec Etienne et son camion de déménagement, et mène une existence rêveuse, nomade,
en quête d'une harmonie entre espace et temps, d'une communion avec le monde : « quelque chose, une musique, une série d'accords, qu'on aurait pu chercher en vain toute une vie... ».
Etienne, le déménageur qui conduit Hélène, cherche son enfant enlevé par sa mère ; il entraîne Hélène dans sa quête. Illusion que donnent leur mouvement et
leur amour naissant de concilier cette quête d'Etienne, celle de son unique foyer de tendresse, et l'acharnement d'Hélène à se libérer de tout attachement.
D'une célébration à l'autre, de Dien Bien Phû à Auschwitz, Tristan construit ses monuments du souvenir et glisse dans le trou noir du temps. Ephémère, transparente,
Hélène palpite et danse jusqu'à la dispersion, disponible jusqu'à l'effacement. Distancés par la vie, ils se retrouvent dans cette intimité de l'écriture.
Extrait de Dépêche-toi :
« Silence, regret de tant de vies abattues, pétrifiées, de toutes celles qui suivront.
Devant le monument, dans la vallée paisible, ils sont deux à présent à faire cette petite pause : un migrateur aux ailes fauves dans son dernier printemps, et un sédentaire
un peu mou, dans un pardessus sombre, condamné lui aussi. S'aperçoivent-ils alors qu'ils sont rejoints par un unique porte-drapeau, un vétéran squelettique flottant dans son
vieil uniforme, tout prêt à s'envoler, emporté par son mal ou son drapeau qui claque au vent ? Au garde-à-vous, il a brandi sa hampe et s'est figé ainsi, sans les voir,
sans se soucier d'être en avance pour se souvenir. »
« Dans le fond du salon, une araignée a pris la place d'Hélène. Elle répand des membres brisés, des fragments d'ailes. Elle a huit yeux pour son qui-vive à elle,
et sa toile embellit chaque jour. Elle la peaufine, la ramifie, l'étend vers la fenêtre, elle ouvre en éventail toutes les routes du pays et du monde où Hélène s'éloignera,
prendra des hommes et du bon temps, dispersera leurs débris. »
« Hélène à genoux au bord d'une rivière calme devant le bal des éphémères, on pourrait croire qu'elle prie. Elle les regarde naître des eaux, se laisser porter par le courant
puis s'envoler dans un dernier effort, une ultime mue pour être de la fête, abandonner toute pesanteur. Car mai c'est la saison de leur vol nuptial, on les appelle les mouches de mai.
Elles virevoltent, maladroites, bousculées par le vent, elles scintillent, transparentes comme leurs vies, comme la tienne, dit Hélène qui bondit, les poursuit en riant.
Elle en prend une entre ses mains, elle l'observe et lui parle, Si je pouvais muer comme toi, ne pas savoir ce qui m'attend, puis la laisse repartir. »
« Est-ce encore à l'au-delà qu'elle prétend ? L'au-delà dans le mouvement ? L'au-delà dans la vie même, comme l'avait dit Tristan ? Rêve de Tristan ou rêve de camionneur,
bras ouverts elle s'élance vers les gens, vers le monde de plus en plus froid et désert. »
« Mon enfant, écrit-il, la lune se couche à présent. Le monde est noir et silencieux. J'entends mon coeur qui bat la mesure du temps, faiblement, ou bien sa démesure,
avec des milliards d'autres coeurs qui ne se connaissent pas mais s'encouragent dans la nuit. Et quand ce coeur s'éteindra, ce sera avec l'espoir que les autres poursuivront
et que le temps ne se détournera jamais, prêtera toujours l'oreille à cette musique humaine. »