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La gloire du rapporteur

Résumé

Rabout, petit fonctionnaire humilié, se voit tout à coup confier par son ministre la tâche d'écrire un rapport sur la mondialisation. En quête de son sujet immense, traqué par Boher, un collègue fasciné et jaloux, il s'embarque alors dans une odyssée démesurée, à la mesure de ses frustrations. Il échappe alors peu à peu à sa fonction, transfiguré par le voyage et l'écriture...

Mondialisation

D'abord, le monde....
« Un rapport. Quel rapport ? Entre moi et le monde, entre moi et l'objet du rapport. Puisqu'il s'agit du monde. C'est-à-dire tout ce qu'on ne saisit pas. C'est-à-dire tout ce qui nous a manqué. A moi et à tous ceux qui ont cru le connaître, qui ont cru en parler. Qui s'en souviennent comme d'un jouet si longtemps convoité, qu'on n'a pas eu à temps. » « J'ai regardé par la fenêtre pour de bon et mon coeur m'a serré, je me suis dit soudain que je n'apercevais pas le monde, que je ne savais plus ce que c'était le monde. Je n'aurais même pas su dire si le mur d'en face était mondialisé ou en voie de l'être comme le regard qui s'y perdait. N'était-ce pas le même béton qu'ailleurs, les mêmes normes de construction, les mêmes procédés de climatisation ? »
La mondialisation est-elle en nous ?
« [...] et en second lieu je crois - sans que ce soit déjà une conclusion formelle - que la mondialisation est d'abord dans les têtes et que pour moi au moins, pour m'aider à comprendre, il faut que j'autopsie dès à présent la mienne de tête, pour mieux comprendre plus tard quand je serai moi-même sans le savoir mondialisé jusqu'au trognon, gonflé comme un ballon de tout ce monde bourré dans ma conscience, ce monde qu'en fait j'avais justement évité comme la peste pour ne pas savoir à quoi je renonçais. Mondialisé c'est-à-dire perdu pour la France et l'Etat et incapable de retracer alors le processus avec mes yeux de maintenant, avec mon regard indispensable de technocrate raté, le seul qui puisse rester lucide et pur, le seul qui vaille pour un Ministre. » « [...] ce rapport où il parlait beaucoup de moi, ça va de soi, en tant que thème majeur de la mondialisation : un être un seul pris comme exemple (pourquoi pas moi), un être un seul qui a vocation à absorber le monde et il restera encore en lui une place béante, en lui derrière cette photothèque intime un espace nostalgique et souffrant, l'espace des frustrations, l'espace en friche des effusions, des émotions. Parce que ce monde si racorni ne peut plus contenter l'être, sa soif d'altérité et son imaginaire. »
Points de vue sur la mondialisation ?
« Et je me disais : la mondialisation n'était-elle pas en marche depuis l'origine des temps ? Dans le regard des hommes ? Dans l'air que l'on respire, dans l'eau qu'il faut bien boire ? Dans les douleurs de l'accouchement, dans la peur de mourir. Dans la manie des graffitis. Dans le spectacle du ciel, des étoiles, dans l'appel de la mer. Ah et ce rapport ! Tout ça ne m'avançait guère. Mais Noura ma voyante, ma diseuse, m'indiquerait-elle la voie ? » « LE CREMIER. - La mondialisation c'est le fromage unique. Le sans-goût garanti. La mort. » « La peau c'est la conscience. La mondialisation aussi c'est la conscience. Aussi je suppute maintenant cette idée radicale selon laquelle ce qu'on appelle mondialisation c'est comme une peau qui a poussé autour du monde. Ou diverses couches de peau c'est-à-dire de conscience, mais qui deviennent de plus en plus lisses, uniformes, translucides. Inutiles. Une conscience qui aspire à être transparente. » « Pour revenir un instant à l'épineuse question démocratique, question fondamentale, je reconnais qu'on ne s'y attaquait jamais de front. Ça allait de soi tout le monde la prônait, elle était même la référence suprême. Seulement était-ce tout simplement la mondialisation qui fortifiait l'impératif démocratique je veux dire dans la forme, tout en vidant Dieu soit loué ladite démocratie de tout contenu ? »
Est-ce l'uniformité ?
« Uniformes nous l'étions et cependant il a fallu que je sois jeté de cette manière dans l'aventure, que je me lance en solitaire hors de mon bureau, dans la hantise de l'écriture, dans la hantise d'englober le monde et son devenir dans ma conscience, pour que je ressente cette mélancolie, cette calme révolution de l'uniformité qui est bien sûr l'emblème et le triste uniforme de la mondialisation, sa prescience de la mort. » « Loin de s'uniformiser, le monde se disloque dans chacun de ses éléments. A cause de la liberté des échanges, de la liberté de circuler, d'entreprendre, vous ne pourrez plus imposer de normes véritables, chacun les détournerait. [...] Et de fait comme le tissu social, l'individu contemporain devient une mosaïque, un arlequin, un patchwork pluri-culturel qui grappille un peu de tout dans un supermarché de religions, de traditions, de musiques, de cuisines, de sentiments. Loin de l'uniformité, la mondialisation c'est la fragmentation, la désintégration. Et c'est ça qui est sublime. »
Est-ce le crime ? La mort ?
« Tu vois ces canaux comme ils sont solidaires, comme ils enserrent cette ville, l'imbibent et l'enfoncent vers la mort. Ton organisation c'est la même chose, cette effrayante coalition pour la conscience de l'unité, c'est le Crime qui est derrière. [...] Le Crime est l'intention et le moteur de la mondialisation, c'est lui qui dérégule, c'est lui qui fait disparaître les frontières pour que son argent trouve toujours un abri et prospère, sans qu'on retrouve jamais sa trace. » « Alors la conclusion s'impose à moi, que la mondialisation parfaite c'est la mort. »
Et le but ? L'intention ?
« Mais dans quel but me direz-vous ? Question puérile de ceux qui ne comprennent pas le processus, qui ne comprennent pas les causes finales. Questions d'enfants qui chantonnent sans répit : mais pourquoi les étoiles, pourquoi la Terre, pourquoi l'expansion de l'univers ? Et puis pourquoi la vie, pourquoi la loi de la jungle, et puis pourquoi on meurt ? Ce sont les mêmes qui s'exclament à présent : pourquoi cette mondialisation et où le choix démocratique ? » « Par son intermédiaire j'étais tombé entre les griffes d'un certain Spitt dit l'Araignée, émir ou éminence d'une organisation mondiale de normalisation. C'est auprès de lui que j'ai deviné que le profit est seul porteur de l'Intention. »
Les antimondialisation
« J'étais donc entre les mains de ces casse-pieds d'anti-mondialisation. Des gens charmants par ailleurs, sincères et bons vivants dans la vie quotidienne mais prêts à tous les excès de verbe et de fourche quand il s'agit de se colleter à l'ennemi. Car ils ont peur figurez-vous, je m'en suis rendu compte peu à peu. Ils ont peur de la mondialisation comme ils ont peur de la mort, comme on a peur de tout ce qui nous cerne, de tout ce qui nous change, nous consume à notre corps défendant, de tout ce qu'on ne s'explique pas vraiment. Car il en est de cette question, théorisai-je plus tard au fond de la grotte où ils me séquestraient, il en est de cette question comme de celle de l'univers : la mondialisation pose le problème des fins dernières. On enrage de voir que tout s'emballe, que les rênes du pouvoir échappent aux hommes sans pouvoir désigner de coupable. »
La barrière de l'Inde
« En Inde non plus d'ailleurs je n'étais pas encore allé, mais j'y allais au contraire, toute ma vie naturellement se dirigeait là-bas à petits pas, comme toute la vie se dirige vers sa mort, comme si l'Inde était l'aboutissement naturel de l'espérance détruite, je le sentais, comme je sentais que c'était le plus gros morceau du point de vue de la mondialisation, son vrai champ de bataille, car justement l'Inde au fond d'elle-même refusait de croire au progrès et à la rédemption. » « L'Inde était capable de boire dans son sommeil les eaux de la mondialisation, sans même se réveiller. »

Un rapport

C'est pourquoi, en accord avec le Premier ministre, j'ai décidé de vous confier une mission d'enquête et de réflexion sur la mondialisation et sur les adaptations nécessaires de notre pays à ces évolutions. Se voir confier un rapport, se voir toucher par la grâce, se tâter sans y croire et ce faisant se retrouver d'un coup si bas. Plus bas que terre, plus bas que tous, là où on a toujours peiné, comme si avant on n'y pensait même pas. Car je me suis fait cette réflexion, comme en passant, même si c'est vain, nuisible, que dans tous les cas faire un rapport signifie bien rendre des comptes aux supérieurs. S'y absorber au point que tous deviennent supérieurs ? Mais alors d'où nous vient cette fierté ? Et est-ce alors une vie si tous sont supérieurs, si on reste tout seul à gribouiller, à supplier d'en bas ?
Le rapport absorbe l'homme ?
« Il était patent, connaissant sa conscience professionnelle maniaque et son identification terrifiante avec sa fonction, fonction vitale, consubstantielle, que s'il s'en écartait il ne pouvait que se dissoudre, il ne pouvait que disparaître progressivement dans l'aventure de ce rapport, dans le néant du monde. »
Rapport et écriture
« Ce texte je l'ai écrit et je l'ai mis entre guillemets pour distinguer ce qui pourrait être la matière de mon rapport final de ce qui n'est que logorrhée, introspection abjecte et envie de continuer à écrire vaille que vaille, de continuer à m'écouter écrire mécaniquement et à voix haute pour ne pas prendre peur dans l'immensité noire. Et envie de vous parler, à vous qui ne m'écouterez jamais, au-delà du Ministre improbable, par-dessus son épaule patricienne. Car oui je voudrais vous parler, je voudrais tant que vous m'écoutiez, vous tous qui me lirez peut-être un jour, un jour oui, un jour... vous tous qui ne me lirez jamais, qui ne me saurez jamais. » « Rabout que j'avais connu si amorti semblait renaître en écrivant. Chaque homme, avait-il pressenti, peut espérer de nos jours absorber le monde, chaque homme peut espérer dans sa conscience se confondre avec le monde, être pur spectacle, pure perception. Seulement Rabout par son rapport allait au-delà, de toute évidence. S'il refaisait un peu le monde, comme on dit, il se refaisait surtout lui-même, mot après mot, il se redressait et avançait en s'affinant, il se faisait du muscle et de l'os, il défrichait son chemin vers la grâce. »
Déformation du rapport
« Rabout n'était-il pas plutôt tenté de fabuler, de corrompre son rapport par ses rêves, d'y insérer même des textes attribués à Boher pour égarer encore mieux le lecteur ? Est-ce que dans cette extravagante hypothèse la fiction pouvait être considérée comme une faute professionnelle comme par exemple l'usage de la langue anglaise ? » « A ceux (Ministre, conseillers, ex-collègues incurables) qui d'aventure liraient ceci et qui s'offusqueraient encore (Mais ce n'est quand même pas un rapport ce machin-là), l'ex-bureaucrate Rabout rétorquera une bonne fois : allons, un peu de sang-froid, ne percevez-vous pas qu'on ne s'est guère éloigné du sujet, qu'on s'est même approché d'un rapport digne de ce nom, certes par une voie encore trop libre, pas une voie hiérarchique, mais quand même tout au long on aura bien frôlé et même cerné cette idée merveilleuse de la mondialisation incarnée dans cette voix solitaire d'un homme parmi tant d'autres, d'un homme ouvert, béant, livré au monde, à la conscience envahie, submergée, un petit individu dépouillé, éventé, mis à nu sur la place du village, un pauvre petit enfant perdu, noyé dans un flot de paroles et d'images. »

Une odyssée

Départ prudent
« Le premier réflexe du bureaucrate c'est de repartir de l'existant, c'est de voir la vie comme un grand traitement de texte où on changerait le moins possible ce qui était là avant. » « Rabout a eu beau consacrer sa carrière à l'international, il a peu voyagé. Je crois même qu'avant cette mission, même s'il ne l'avouait pas, il n'avait jamais pris l'avion. Dans un tiroir de gauche j'ai retrouvé le plan de l'aérogare Roissy 2D couvert d'annotations de sa main. Première série de flèches, ici comptoir d'enregistrement, deuxième série jusqu'à l'immigration puis le contrôle sécurité. Au dos la procédure est détaillée : arriver deux heures avant avec passeport, billet d'avion, etc... on passe un portique où les objets métalliques font sonner le machin. Mais mes chaussures, s'interroge-t-il, j'ai une boucle en métal. Ne pas agacer les policiers surtout, ne pas éveiller leurs gènes sadiques, ils se méfient d'instinct des gros nerveux de cinquante ans qui jurent que c'est leur premier vol. » « Avant même de partir pour de bon, voyager c'est d'abord lever les yeux et se laisser imprégner, se laisser envahir, submerger, ballotter par le spectacle du monde. Se faire brin de paille sur une rivière ou morceau de sucre dans une flaque d'eau, si possible au soleil. Je ne me suis pas tout de suite rendu compte que c'était ça quand je me suis mis à m'éloigner petit à petit de mon bureau, à découvrir ce qu'il y avait autour, à parler à des gens inconnus. On ne peut pas dire que c'était facile. »
Prophétie
« Enfin tu partiras à la dérive, en navire sans amarre. Tu t'éloigneras et peu à peu dans les courants, les images, les phrases te rempliront de tout ce que tu ne savais pas. Seulement tu comprendras alors que cette mission ne peut pas finir. »
Disparition
« Là où il est Rabout, a-t-il au moins sa réserve de fromages, de pâtisseries sublimes ? Ou y a-t-il même renoncé ? Peut-on parler de disparition, voire même de désertion ? Rien dans la lettre du Ministre ne précisait que Rabout devait rester le cul sur sa chaise pour écrire son rapport. »
Bruxelles
« J'étais dans les faubourgs de Bruxelles mon Dieu, j'avais passé d'une banlieue à l'autre sans voir la différence, comme s'il y avait un passage secret à travers une image entre toutes les banlieues du monde. Toutes les banlieues semblables. »
Singapour
« Plus tard à Singapour j'ai vu un Manhattan dressé sur l'oubli de l'Orient et dans l'ombre des tours un ailleurs miniature, une copie reconstruite et léchée du vieux quartier en bois qu'ils venaient de détruire. »
Mali
« A Gao au Mali en pleine nuit on s'est avancés dans les dunes du désert, on a pataugé dans le sable jusqu'à ce qu'on s'enlise, qu'on s'empêtre mutuellement sans pouvoir se dégager, alors on s'est laissés tomber l'un sur l'autre, l'un dans l'autre, le sable et le désir nous pénétrant par tous les pores, on contemplait en s'enfonçant de plus en plus le reflet de la lune sur le Niger. »
Italie
« Au milieu de la traversée des sirènes lamentables ont retenti longuement, puis des tirs de semonce. Une autre barque fantôme est apparue, semblable à la nôtre. Coque contre coque elles se sont croisées. Arrêt sur cette image, presque bord à bord, un bateau encombré d'immigrants, de réfugiés trop lourds, sur le point de sombrer, le pont au-dessous de la flottaison. Un bateau d'épuisement, de spectres plus pesants que les vivants, gardés par des passeurs armés. Ils voient cette tête de cheval qui surgit de la brume et nos visages blafards, ils se croient sur le fleuve des enfers et des pleureuses se mettent à gémir, à beugler de détresse. Et le cheval à son tour qui hennit lamentable, le seul à se souvenir peut-être de ce que c'est que le pays, la terre natale. »
Inde
« On est arrivés à Bombay par la gare de Dadar et j'ai compris pourquoi la mondialisation allait échouer ici comme mon épave, comme mon rapport, comme ma vie de bureaucrate : il n'y avait pas ici de place pour le reste du monde, pour qu'il entre et s'installe, pas besoin de télé, l'image était déjà pleine, saturée et la vie elle aussi saturée de ses propres tourments. La gare de Dadar comme la plupart des gares de l'Inde, c'était non pas le centre du monde comme celle de Perpignan mais la totalité du monde. » « Un souffle saisissait le monde, il prenait étreignait les grands arbres, les bambous, les pipals, les manguiers, les soulevait par en dessous, les forçait à chanter à danser en faisant craquer leurs os, en arrachant leurs cheveux verts. Les cocotiers torturés se tordaient, imploraient, leurs palmes crépitaient. Toute la faune restait muette, sauf parfois un meuglement de bestiaux. Et la pluie s'abattait, se répandait comme un lac un moment suspendu, un lac tourbillonnant qu'une fureur inconnue précipite sur les hommes. »

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